68.
Ce soir-là, Carroll réintégra sa maison du Bronx.
Il grimpa les marches grinçantes du perron. Il éprouvait de violents remords. Il avait négligé ses enfants trop longtemps, cette fois-ci.
À l’intérieur de la maison, la veilleuse était allumée mais il n’y avait pas d’autre lumière au rez-de-chaussée. On percevait le bourdonnement des appareils électroménagers dans la cuisine. Il enleva ses chaussures et monta à l’étage sur la pointe des pieds.
Il s’arrêta pour jeter un œil dans la chambre du devant, qu’Elizabeth, alias Lizzie, partageait avec Mickey Kevin. Leurs petits corps potelés étaient délicatement affalés en travers des lits jumeaux.
Il se rappelait avoir acheté ces lits, de nombreuses années plus tôt, chez Klein’s sur la 14e Rue. Regarde-moi ces deux petits voyous qui dorment comme des bienheureux. C’est pas les soucis qui les étouffent. C’est comme ça que la vie devrait toujours être.
On entendait le léger tic-tac d’une vieille pendule Buster Brown qui appartenait déjà à Carroll lorsqu’il était enfant et qui luisait dans l’obscurité sur le mur du fond de la chambre. Elle était accrochée à côté de posters de Def Leppard et de Police. Drôle d’univers pour un petit enfant.
Drôle d’univers pour les grands enfants aussi.
— Coucou, les nains. (Il chuchotait, parlant d’une voix trop basse pour pouvoir être entendu.) Papa est rentré de la mine de sel…
— Ils sont tous en pleine forme, Archer.
Mary K. était arrivée par-derrière, lui faisant une frousse bleue.
— Ils comprennent les problèmes que tu rencontres. On regarde les infos tous ensemble.
La jeune femme serra son frère dans ses bras. Elle avait dix-neuf ans quand leurs parents étaient morts, en Floride. Après leur disparition, Carroll s’était occupé d’elle. Nora et lui avaient toujours été là pour discuter de ses petits copains ou de son désir de devenir peintre, même si la peinture ne lui permettrait pas de vivre décemment. Ils avaient été là quand elle avait eu besoin d’eux, et à présent elle lui rendait la pareille.
— Peut-être que ce qui concerne mon boulot passe à peu près. Mais le reste ? Caitlin ?
Carroll tourna lentement la tête vers sa sœur.
Mary K. lui prit un bras et le passa autour de sa propre épaule. C’était une jeune femme si tendre, si douce, si délicate et si humaine. Carroll pensait souvent qu’il était grand temps qu’elle trouve un homme aussi bien qu’elle. Il fallait toutefois admettre que vivre avec lui et les enfants ne devait pas lui faciliter la tâche.
— Ils ont confiance en ton jugement. Dans la limite du raisonnable, évidemment.
— C’est nouveau, ça.
— Oh ! tout ce que tu dis est parole d’évangile et tu le sais très bien. Si tu leur assures qu’ils aimeront bien Caitlin, ils le croient instinctivement – parce que tu l’as dit, Arch.
— Eh ben, dis donc, ils l’ont bien caché, l’autre matin. Mais c’est vrai, je crois qu’ils l’aimeront bien. C’est une personne formidable.
— Je n’en doute pas un instant. Tu sens bien les gens. Tu as toujours su reconnaître ceux de mes petits copains qui en valaient la peine. Les gens pleins de vie et généreux te font craquer. Je suis sûre que Caitlin est comme ça, hein ?
Arch Carroll baissa les yeux sur sa sœur et secoua doucement la tête. Puis il sourit. Mary K. était si fine. En dépit de sa sensibilité d’artiste, elle avait les pieds bien sur terre. À ses yeux, c’était une combinaison étrange mais irrésistible.
Carroll étira les deux bras. Sa blessure, ce souvenir d’un matin en France, le faisait toujours souffrir.
— Je vais prendre une semaine de congé sous peu. Je le jure. Il faut que je passe du temps avec les gamins.
— Et ton amie, Caitlin ? Est-ce qu’elle aussi pourrait prendre une semaine de congé ?
Carroll ne répondit pas. Il n’était pas certain que ce soit une bonne idée.
Il alla se coucher. Il resta allongé, épuisé mais dans l’incapacité le sombrer dans le sommeil. Des images nébuleuses des écrans d’ordinateurs de Wall Street se succédaient dans sa tête. S’il y avait une piste à suivre pour retrouver Green Band, elle mènerait inévitablement à Washington et aux dossiers confidentiels du FBI.
Arch Carroll finit par sombrer dans un sommeil sans rêves. Lorsque le réveil sonna sur sa table de nuit, le jour n’était pas encore levé.